Chaque minute, trois personnes inscrites sur Facebook meurent dans le monde. À ce rythme, le réseau social aux 2 milliards d’utilisateurs comptera bientôt plus de membres morts que vivants. En filigrane, ce constat dévoile des nouvelles problématiques complexes : que deviennent nos données post-mortem ? Qui doit les administrer et comment anticiper la gestion de ce pan numérique de notre vie (et notre mort) ? Le “deuil numérique” dans ses implications sociétales, légales et économiques est un terrain d’études qui commence à peine à être défriché.
Pour en discuter, le Social Media Club a invité Lucien Castex (Université Sorbonne Nouvelle, ANR ENEID), Olivier Desbiey (CNIL), Fanny Georges (Université Sorbonne Nouvelle, ANR ENEID), Morgan Jerabek (Neuron Partners) et Frédéric Simode (Grantwill). Cette session de la commission CNRS était animée par Claire Wehrung et Paul Roy (Social Media Club).
Avec le Web est né le concept d’identité numérique. Si, à l’époque de Web 1.0, les internautes devaient créer leur site internet ou leur page personnelle pour exister en ligne, l’arrivée des réseaux sociaux ces dix dernières années a fait profondément évoluer la notion de profil numérique.
"Le Web 2.0 a introduit une standardisation et une valorisation implicite des informations qui caractérisent l’usager", analyse Fanny Georges (Université Sorbonne-Nouvelle) qui distingue identité agissante (la reformulation par le système informatique des informations relatives aux usagers) et identité calculée (la valorisation de certaines informations par l’usager, en mentant sur son âge sur Facebook par exemple).
À ces deux facettes de l’identité en ligne s’ajoutent les données collectées par les systèmes informatiques à l’insu de l’utilisateur, comme sa géolocalisation. L’ensemble de ces informations, produites intentionnellement ou non, compose l’identité numérique de l’utilisateur. Dès lors, s’intéresser à l’identité numérique post-mortem consiste à s’interroger sur « le devenir des données de l’utilisateur lorsqu’il n’est plus », définit Fanny Georges : c’est l’objet du programme Eternités numériques (ENEID) financé pendant 4 ans par l’Agence Nationale de la Recherche.
Les données qui parlent à la place du défunt
Fanny Georges constate que ces informations revêtent une charge émotionnelle importante après le décès de l’utilisateur : « il y a un investissement symbolique très fort de ces données qui parlent à la place du défunt. »
Suite au décès, les proches ont tendance à prendre en charge ces espaces d’expression numérique : un quart des profils Facebook de défunts est animé par un membre de leur famille, voire plusieurs, ce qui peut devenir source de conflits. Depuis 2016, le réseau social offre deux possibilités en cas de décès : supprimer le compte ou le transformer en page « hommage ». Seuls 3% des cas sont concernés par cette dernière option, souvent jugée trop lourde à gérer au moment du décès.
Selon le règlement de Facebook, il est interdit de modifier ou publier sur le profil d’un défunt. L’enquête ENEID a pourtant montré qu’un quart des pages Facebook est modifié après la mort des usagers par des proches qui utilisent leurs identifiants du défunt et publient ainsi par exemple l’annonce de leurs funérailles. Un phénomène parfois difficile à gérer pour ceux qui apprennent le décès par… le défunt lui-même sur son profil Facebook.
Il n’est pas rare que les proches continuent par la suite à investir les profils notamment pour embellir l’image laissée sur Internet et in fine mettre en valeur la personne décédée. « Pour de jeunes personnes décédées, cela peut consister à découper des gestes obscènes sur des photos ou bien supprimer des posts contenant des mots vulgaires », détaille Fanny Georges. Plus largement, il n’est pas rare que des familles veuillent « protéger » l’image d’une personnalité publique défunte.
« On nous demande par exemple que les deux premières pages de résultats de Google soient nettoyées afin de ne faire ressortir que les éléments positifs de sa vie », explique Morgan Jerabek, fondateur du cabinet de conseil en stratégie numérique Neuron Partners. Le droit à l’oubli existe théoriquement pour protéger le référencement de ces informations personnelles, mais ne s’applique généralement pas aux personnalités publiques dont les données relèvent souvent du domaine des droits post-mortem.
Actuellement, ce sont donc majoritairement les proches ou héritiers qui prennent en charge la gestion de l’identité numérique post-mortem. Mais les mentalités évoluent : « lors du projet ENEID, on a remarqué une volonté croissante des gens d’avoir la main sur le devenir post-mortem de leurs données », analyse Lucien Castex (Université Sorbonne-Nouvelle). Selon l’enquête statistique réalisée dans le cadre du programme, 10% des personnes interrogées souhaiteraient conserver tel quel leur propre profil après leur mort, 30% voudraient le supprimer complètement et 30% voudraient qu’il soit accessible uniquement aux proches.
Face à ce constat, des outils se mettent en place pour permettre aux utilisateurs de prévoir le devenir de leurs données post-mortem. « Pouvoir gérer tous les éléments de sa vie numérique depuis son clavier », tel est le credo de Frédéric Simode (Grantwill) dont la start-up propose un coffre-fort numérique où stocker ses données personnelles et administratives destinées à être transmises au moment de sa disparition.
Quant au cadre législatif, la situation évolue lentement. Ainsi, le RGDP (prévu en mai 2018) consacre le droit au déréférencement des données, le « droit à l’oubli ». Toutefois, comme le rappelle Olivier Desbiey, du Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL, « tous les droits liés à l’individu s’éteignent le jour de son décès », et c’est le cas de ce nouveau règlement européen. Pour répondre à ce vide juridique, la loi pour une République numérique, votée en octobre 2016, a introduit le maintien provisoire de ces droits liés aux données personnelles en permettant aux personnes de donner des directives relatives à la conservation, à l’effacement et à la communication de leurs données après leur décès. Ces directives sont générales lorsqu’elles portent sur l’ensemble des données d’une personne et particulières lorsqu’elles concernent certains services spécifiques. La loi prévoit que de son vivant, les directives générales peuvent être confiées à un « tiers de confiance » certifié par la CNIL.
Et même en l’absence de « testament numérique », les héritiers peuvent exercer certains droits : le droit d’accès s’il est nécessaire pour le règlement de la succession du défunt et le droit d’opposition pour la clôture des comptes utilisateurs du défunt. Cependant, ces dispositions de la loi Lemaire sur le sort des données personnelles après la mort ne sont pas encore opérationnelles, faute de décret.
Plus largement, le monde législatif se fait l’écho des questionnements sur l’avenir des données post-mortem. Une tribune du Monde sur la patrimonialisation des données a récemment mis au jour de nouvelles problématiques : doit-on posséder ces données, et donc pouvoir les monétiser ? Doit-on harmoniser les régimes de succession entre biens matériels (comme le journal intime) et données numériques (qui peuvent s’entendre comme un journal intime dématérialisé) ?
« On est à la frontière entre le droit personnaliste et le droit patrimonial» Lucien Castex (Université Sorbonne-Nouvelle)
Entre illusion de vie éternelle et deuil impossible
Ces controverses législatives reflètent in fine la question prégnante qui entoure l’identité numérique post-mortem : doit-on protéger les droits et volontés du défunt ou ceux des proches ? La gestion de ces données apporte une nouvelle dimension au deuil et la présence de ces traces numériques peut adoucir ou au contraire exacerber la douleur de l’absence.
« Il est important de penser en termes de données personnelles : l’ordinateur du défunt peut devenir une relique, le centre de la mémoire du proche décédé », souligne Fanny Georges. Dans un article, Rue89 témoigne de la difficulté, pour certains, d’effacer le numéro de téléphone d’un mort : « plusieurs personnes m’ont exprimé leur douleur à supprimer les comptes, certains employaient cette même expression ‘tuer une seconde fois” leur proche: le profil Facebook devient métonymique de la vie du défunt », confirme Fanny Georges. Pour d’autres, surtout les jeunes usagers, le numérique donne l’illusion d’une vie éternelle.
Et si le profil numérique d’un mort permet de maintenir le souvenir, il peut en même temps prolonger le processus de deuil.
C’est un nouveau rapport à la mort qui s’amorce au regard du numérique. À tel point que la pop culture s’en est emparée : les séries Real Humans et Black Mirror (épisodes « Be Right Back », « San Junipero » et « USS Callister ») anticipent de nouvelles interactions entre morts et vivants via la mémoire numérique. Pour le meilleur ou pour le pire ? Sur Twitter, une micro-nouvelle dit : « Les tombes étaient maintenant pourvues d’un numéro que l’on pouvait joindre par sms. On tombait alors sur une intelligence artificielle qui simulait la personnalité des défunts. Le service était très populaire, jusqu’au jour où les tombes commencèrent à contacter les vivants. »
Source : https://www.meta-media.fr/2018/04/26/social-media-et-data-center-une-nouvelle-vie-apres-la-mort.html