Les deux animateurs de la fachosphère partent "chanter la paix" en Corée du Nord. Un régime pour lequel ils ont eu un coup de foudre immédiat.
Ce samedi 9 septembre, une semaine après le premier essai de la bombe H nord-coréenne, Dieudonné, businessman-humoriste et président-fondateur de la "Ligue internationale pour la paix", Alain Soral, entrepreneur nationaliste et aspirant à l'exil politique, ainsi qu'une délégation de fidèles et de curieux seront donc dans les travées du pompeux Stade du Premier-mai (150.000 places), à Pyongyang, pour assister à une finale de football féminin et "chanter la paix".
"Nous allons, par l'émotion artistique, tenter quelque chose – des artistes nord-coréens, africains, anglais, du monde entier", promet, d'un ton caressant, Dieudonné l'apaisé (il cite désormais le Mahatma Gandhi).
"Quel endroit plus merveilleux que l’épicentre de toutes les tensions guerrières pour faire jaillir l’émotion artistique d’un espoir de paix ? Une nouvelle page de l’histoire de l’art peut s’écrire là-bas."
Pour comprendre ce nouveau numéro vertigineux des duettistes de la fachosphère, il faut revenir un peu en arrière et narrer la découverte de la Corée du Nord par Alain Soral, cet été.
La Corée du Nord, pays où coulent le lait et le miel
Enthousiasmé par les idées communistes, André Gide s'était laissé inviter par le régime soviétique pour se faire son idée sur place de l'expérience stalinienne. Dès la fin de son voyage organisé, en 1936, il avait rédigé un "Retour de l'URSS" désenchanté sur la ruine de ses illusions, qui lui avait attiré une haine tenace des communistes français. 81 ans plus tard, c'est par Pyongyang que s'est laissé tenter Alain Soral, mais on ne peut pas dire que son "Retour de Corée du Nord" soit dans la même lignée.
Pourtant, le chantre de l'anti-"impérialisme américano-sioniste" l'admet : au départ, il avait accepté la proposition "sur le registre de la plaisanterie kitsch" : "J'ai été contacté par un Français marié avec une Coréenne, qui proposait de m'organiser un voyage et s'est occupé des visas", raconte-t-il le 27 juillet à une webradio hébergée sur le site de sa start-up d'extrême droite "Egalité et réconciliation".
Mais dès l'atterrissage, c'est le coup de foudre : par le hublot, Soral aperçoit "une campagne magnifique, verte, ondulante", il ressent "un sentiment de douceur et de calme" lui rappelant la Suisse de son enfance. La suite de son récit est à l'avenant : les douaniers ? Pas les mauvais bougres ("Les deux administrations que j'ai trouvées les plus cool, c'était la syrienne et la nord-coréenne"). Pyongyang ? "Un charme des années 1960", "beaucoup d'espaces verts, des parcs", comme une renaissance "de la France de De Gaulle".
Les Nord-Coréens ? "Un peuple de grande qualité, industrieux et discipliné, "le mieux élevé et le plus éduqué que j'aie jamais vu", "un peuple qui sait tout faire, des missiles aux yaourts", et écologiste avec ça : "Ils vivent dans une forme de frugalité, roulent à vélo, trient les ordures". Les femmes ? "Bien plus belles que les Chinoises, un petit modèle [sic] avec des jolies formes, et souriantes". Rajoutons à cette carte postale (volontiers raciste et sexiste) des enfants riant dans les rues, un goût pour "les uniformes chatoyants", "jamais une sirène de police" (même si l'armée est omniprésente), une propreté helvétique ("Pas un mégot"), et surtout une absence totale de vulgarité : "Pas un mec tatoué, pas un mec à cheveux longs, personne n'a les cheveux teints, pas de piercing", égrène Soral, éperdu.
"Pas de publicité, pas de rap, pas d'immigration, pas de délinquance, pas de tags : tout ce dont on rêve. Tout ce qui rend la vie insupportable ici, eux ils l'ont pas."
Convergence des intérêts
Et docteur Soral d'extrapoler ce diagnostic : "A avis, il n'y a pas de dépression, pas de psychanalystes, pas de suicides. Quand il y en a, ce doit être par désespoir amoureux". En réalité, le taux de suicide national est, selon l'OMS, comparable à celui des pays occidentaux – celui du voisin sud-coréen est certes deux fois supérieur. Mais il convient d'ajouter que les familles des personnes suicidées, considérées comme des "traîtres" par le régime Kim, sont rétrogradées dans l'échelle sociale, sans compter que les individus souffrant de démence, hallucinations ou schizophrénie sont parqués dans des asiles psychiatriques pour y être rééduqués par le travail.
Mais ce "Retour de Corée du Nord" n'est pas qu'un prospectus d'agence de voyage : le régime Kim, s'enthousiasme Alain Soral, c'est "la réussite totale du socialisme et même du national-socialisme", quelque part "entre Proudhon et Maurras". En somme, la concrétisation des idéaux d'"Egalité et réconciliation", du slogan auquel il a essayé en vain, depuis dix ans, de conformer le FN : "gauche du travail, droite des valeurs".
"Il n'y a pas de dissidents là-bas", s'émerveille Soral, qui s'exclame :
"Si Chavez avait eu les Nord-Coréens comme peuple, il s’en serait sorti."
Une phrase qui symbolise surtout le désarroi de sa "dissidence" qui, avec la mort du castrisme et du chavisme, ne peut plus guère rêver que de Corée du Nord, "pays non-aligné par excellence" qu'elle avait toujours soigneusement délaissé par le passé.
"J’avais plaisanté en disant que je voulais demander l’asile politique à la Corée du Nord : je poursuis cette idée, je vais essayer de rendre crédible cette idée pour qu’ils me l’octroient", ose même Soral.
"Je peux même envisager d’aller finir mes jours en Corée du Nord".
Un tourisme cornaqué par le régime
Un dernier détail a achevé de rallier l'essayiste au canapé rouge à la cause du Juche : "Ils étudient qui tu es, ils savaient parfaitement qui j’étais et avaient un certain respect pour moi", assure-t-il sans broncher. Il faut dire que tout au long de son séjour, Alain Soral s'est autopersuadé que le régime le traitait en invité de marque et lui faisait voir l'envers du décor. Les villages Potemkine, très peu pour lui : une guide-interprète et un commissaire du peuple l'accompagnaient spécialement lors de ses sorties en minibus... en fait, comme pour n'importe quel touriste étranger.
Certes, "pas question de se balader" et Alain Soral n'a pas été reçu par le Cher Leader – ni personne, contrairement à l'ex-basketteur des Chicago Bulls Dennis Rodman, qui affiche régulièrement sa grande amitié avec Kim Jong-un. Mais il a pu visiter le grand hôpital, la grande piscine, rencontrer "les gens dans leurs appartements" (en fait la classe privilégiée de Pyongyang), "filmer librement" et même faire une escapade "de 180 km dans la campagne" ; sauf qu'un rapide tour sur YouTube permet de s'assurer que le polémiste a en fait effectué le même parcours que la poignée de touristes occidentaux en mal d'aventure qui se rendent chaque année dans le pays. Dans une vidéo de 2013 publiée par un voyageur suisse, sont visibles la même guide-interprète, le même hôtel pour étrangers, le même hôpital et le même monument aux travailleurs. En 2008, le reporter Diego Buñuel avait lui aussi, dans le cadre de sa série de documentaires dans les pays insolites ("Ne le dites pas à ma mère"), tiré à la mitrailleuse dans le même club de tir.
La mort en juin dernier de l'étudiant américain Otto Warmbier, qui avait été condamné aux travaux forcés pour le vol d'une affiche de propagande dans un hôtel de Pyongyang, a mis en lumière le lucratif business des "vacances de l'extrême". Impossible en effet de se déplacer seul dans le pays, où seules les agences agréées par le régime, comme Young Pioneers ou Koryo, sont habilitées à délivrer des visas.
Depuis quelques années, Kim Jong-un encourage le tourisme occidental, devenu un des axes du développement officiel de l'économie du pays, afin de faire entrer de précieuses devises étrangères (euros et dollars en priorité) à l'intérieur des frontières. Les délivrances de visas à destination des touristes russes ont récemment été facilitées. Mais "c'est un tourisme très particulier", expliquait Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique et expert de la région, à "l'Obs" en juin : "Vous n'êtes jamais seul, vous voyez ce que l'on a bien voulu vous montrer et vous n'avez absolument aucune liberté de mouvement. Vous ne pouvez pas faire preuve d'initiative."
Le "Français marié à une Coréenne" évoqué par Soral, visible sur cette photographe au premier plan, est un autoentrepreneur du nom de Nils Bollo, qui a fondé en 2016 l'agence "d'intermédiation culturelle et économique" (comprendre agence de voyage) Noko Redstar : on peut imaginer que cet admirateur de la Libye de Kadhafi, auteur d'articles pour Boulevard Voltaire, n'a pas eu de mal à s'aligner sur les vues géopolitiques de Soral et Dieudonné. Dépendant directement du KISTC (Agence coréenne internationale du sport et du tourisme), sa société propose des séjours "underground" dans la "Corée authentique" : fête foraine, Palais du tir, centres commerciaux (car "contrairement aux mensonges colportés par les médias, il y a des centres commerciaux en Corée"), volley-ball et grillades sur la plage.
Fête de la paix et coup de pub
On ne sait qui, d'Alain Soral, Dieudonné et Nils Bollo ont eu l'idée d'unir leurs business respectifs pour lancer la formidable opération de com' de la "Journée pour la paix et l'amitié entre les peuples à Pyongyang" – et, plus brillant encore, d'y associer la spectrale "Ligue internationale pour la paix" fondée à Yaoundé par Dieudonné pour un sous-texte lénifiant sur le pacifisme et l'opposition à "l'Empire".
"Les Etats-Unis menaçaient d’intervenir militairement en Corée du Nord. Notre association s’est immédiatement mobilisée et a sollicité une demande d’autorisation pour l’organisation d’un festival pour la paix à Pyongyang", raconte Dieudonné dans une vidéo. En fait de "festival pour la paix", il se greffera en réalité sur la fête nationale (l'anniversaire du régime). Le courrier du KISTC diffusé par Noko Redstar, daté du 22 août, ne mentionne d'ailleurs que l'invitation à un match de football et rien n'indique que les deux polémistes français auront le moindre contact avec les autorités nord-coréennes.
"Face aux dizaines de milliers de soldats américains stationnés en Corée, nous formerons une chaîne de la paix", promet Dieudonné, qui a assidûment assuré la promotion du voyage aux côtés de Nils Bollo. L'entrepreneur français a sauté sur l'occasion pour proposer une formule spéciale sur son site : 990 euros "all inclusive" pour trois jours de "Voyage exceptionnel en Corée du Nord, pour la Paix et l’Amitié entre les peuples", prix auquel il faut rajouter l'aller-retour Paris-Pékin.
Une "soirée spéciale pour la paix, animée par Dieudonné", se tiendra "dans l'un des plus fameux restaurants de la ville : promesse d’un moment historique".
Avec cette précision néanmoins, toujours la même :
"Ce voyage, qui est le premier du genre, est organisé DIRECTEMENT par l’agence d’État du tourisme coréen, le KITC. Noko Redstar étant UNIQUEMENT le promoteur du voyage. Ce sont donc leurs conditions commerciales qui s’appliquent ! [...] Nous serons membres du voyage, mais au titre de guide rémunéré par le KITC."
"Le règlement du séjour s’effectue directement auprès d’eux en Chine à la gare de Pékin le jour du départ et nécessairement en espèces."
Impossible de savoir si Alain Soral et Dieudonné ont payé le voyage de leur poche. Mais ce qui est sûr c'est que, forts de leurs publics sur internet et sur scène, ils étaient le hameçon parfait pour le développement d'un "tourisme de dissidence". "Marre des vacances à Ibiza ou Saint-Tropez ? Comme Soral, allez à Pyongyang !" s'exclame Noko Redstar.