La déontologue de l'Assemblée nationale était payée par l'industrie pharmaceutique
INFO LE FIGARO - Chargée d'aider les députés à lutter contre les conflits d'intérêts, l'avocate Noëlle Lenoir défendait en même temps un laboratoire pharmaceutique qui contestait une décision ministérielle.
Est-il conforme à l'éthique d'être à la fois avocat d'une entreprise privée en guerre contre l'État et déontologue de l'Assemblée nationale? Selon nos informations, Me Noëlle Lenoir défendait déjà les intérêts des laboratoires Genevrier en septembre 2013 quand elle exerçait la fonction de déontologue à l'Assemblée, poste qu'elle a occupé jusqu'à mi-avril 2014. Et c'est ce même industriel français qu'elle représente aujourd'hui encore, celui pour lequel elle a saisi le tribunal administratif de Montreuil, début octobre.
Officiellement, l'enjeu pour le fabricant était de savoir quels membres de la Haute Autorité de santé (HAS) s'étaient prononcés pour le déremboursement de son produit, le Chondrosulf, un anti-arthrose qui rapportait alors la bagatelle de 40 millions d'euros par an. La HAS avait émis cet avis car elle jugeait le service médical rendu «insuffisant». La ministre de la Santé - qui n'est pas tenue de suivre l'avis de la Haute Autorité - avait signé le déremboursement du Chondrosulf, intervenu le 1er mars 2015. Or, lorsque la Sécurité sociale ne prend plus en charge un médicament, ses ventes s'effondrent.
Des parlementaires de plus en plus exposés
Le 23 octobre, le tribunal administratif de Montreuil a pris deux décisions. La première, et la plus importante: il a estimé que la HAS ne pouvait pas fournir aux laboratoires un document qui n'existe pas, car, si les noms des votants sont connus, le contenu des votes n'est pour autant pas consigné. Le tribunal a toutefois demandé à la HAS de communiquer à Genevrier l'identité des chefs de projet ayant participé à l'émission de l'avis. Et voilà donc comment une ancienne déontologue a défendu un industriel pour remettre en question une décision prise par les pouvoirs publics. «Est-ce normal de représenter, moyennant rémunération, un groupe privé contre les intérêts de l'État, alors que l'on a été l'un de ses représentants? Est-il normal de le faire à un moment où l'on avait justement pour mission d'arbitrer les conflits d'intérêts des élus?» s'interroge un proche du dossier.
Nommée déontologue par le bureau de l'Assemblée le 10 octobre 2012, à un poste créé par Bernard Accoyer, cette ancienne membre du Conseil constitutionnel (1992-2001) fut aussi ministre des Affaires européennes sous Jacques Chirac. Au Palais Bourbon, où elle disposait d'un bureau, elle était notamment missionnée pour examiner les déclarations d'intérêts des députés, censés mentionner les activités rémunérées ou de conseil ces cinq dernières années.
Les élus l'avaient par ailleurs sollicitée pour savoir s'ils devaient accepter des parrainages de colloques ou des sollicitations de lobbies, etc. «Les parlementaires sont de plus en plus exposés, et ils ressentent un certain malaise, avait alors expliqué Noëlle Lenoir. La fonction de déontologue paraît véritablement répondre à un besoin.» Elle se définissait comme «l'instrument de cette évolution culturelle vers plus de transparence». Elle avait aussi émis des réserves sur la moralité de tout club «visant à défendre les industries du tabac». Curieusement, rien sur l'industrie pharmaceutique.
Communication prohibée
Contactée par Le Figaro, Noëlle Lenoir explique aujourd'hui que «la profession d'avocat n'est pas une profession honteuse» et qu'elle ne voit pas en quoi la fonction de déontologue de l'Assemblée serait incompatible avec la défense «d'une petite entreprise qu'on est en train de faire exploser».
Par ailleurs, Noëlle Lenoir n'a semble-t-il pas lu le règlement qui régit la profession d'avocat. Sur la carte de visite au bas de ses mails, celle qui officie dans le cabinet parisien Kramer Levin utilise la mention: «Partner, ancienne ministre». Or le code de déontologie est clair: «Toute référence à des fonctions ou activités sans lien avec l'exercice de la profession» est prohibée dans les communications d'avocat. Tout contrevenant s'expose à des sanctions de la part de l'Ordre. À un rappel à la déontologie, en somme.
Le décret qui affole les laboratoires pharmaceutiques
Il est passé inaperçu du grand public, mais pas de l'industrie. Publié le 11 juillet dernier au Journal officiel, un décret redéfinit les règles du jeu concernant la nomination des experts siégeant à la commission de la transparence à la Haute Autorité de santé (HAS). Cette instance, se prononçant sur le déremboursement des médicaments jugés inefficaces, est surveillée de près par les industriels, à tel point qu'un expert la surnomme «The commission». Or, à compter du 11 novembre, le syndicat de l'industrie, le Leem, ne pourra plus y siéger comme c'était le cas jusqu'alors. Grâce à cette présence - qu'un membre appelle «l'œil de Moscou» -, les laboratoires recevaient immédiatement après le vote le résultat de celui-ci, et ce, bien avant que la HAS n'ait eu le temps de les informer officiellement. Seul le résultat est officiellement consigné, pas les noms de qui a voté quoi, mais les votes se faisant à main levée, les firmes pouvaient aussi savoir qui s'était prononcé pour le déremboursement. Avec ce décret, les recours juridiques du français Genevrier et de l'italien Rottapharm prennent ainsi une tout autre portée. Ces deux laboratoires avaient saisi début octobre le tribunal administratif de Montreuil pour réclamer le détail des votes, arguant la nécessité de connaître qui s'était prononcé pour le déremboursement de leurs anti-arthrose(nos éditions du 19 octobre). En réalité, ils le savaient déjà grâce à la présence du Leem au sein de la commission. Mais selon plusieurs observateurs, les deux laboratoires entendent, avec l'appui de leur syndicat, faire pression sur les autorités de santé: si vous continuez à voter des déremboursements, nous multiplierons les recours.