Loi anti-fake news : les juristes tirent la sonnette d'alarme contre la proposition de Macron
Les textes visant à lutter « contre la manipulation de l'information » reviennent devant les députés, avec des échanges houleux en perspective. Explications.
Nouvelles frictions en vue à l'Assemblée nationale, où les débats sur les deux propositions de loi « contre la manipulation de l'information » vont reprendre ce mardi 3 juillet. Face au tollé provoqué par ces textes, les parlementaires ont dû reporter l'examen des quelque 210 amendements restants au mois de juillet, comptant sur la quiétude estivale pour y mettre un point final. Mais rien n'est moins sûr, car les opposants – et ils sont nombreux ! – continueront d'incriminer ce projet qu'ils jugent inefficace et liberticide.
Pourtant, son objectif est louable : il s'agit de garantir une information juste et loyale des citoyens pendant les élections. « Ce sont les campagnes orchestrées de désinformation qui sont ici visées », a précisé la ministre de la Culture Françoise Nyssen lors des débats parlementaires. Ainsi, le texte prévoit qu'un candidat ou un parti pourra saisir le juge des référés jusqu'à trois mois avant une élection générale, pour faire cesser la diffusion massive d'une information contrefaite susceptible d' « altérer la sincérité du scrutin ». Problème : cela conduit à créer un régime de censure « a priori » de l'information, dont les nuisances sont déjà sanctionnées par de nombreux textes.
Mais aucun d'entre eux ne s'attaque spécifiquement aux fake news, plaident les députés LREM. Ce que confirme l'avocat spécialiste du droit des médias et conseiller du Point, Renaud Le Gunehec : « La proposition de loi n'est pas totalement redondante par rapport aux textes actuels sur les fausses nouvelles, dont les conditions d'application sont très strictes ou qui ont vocation à s'appliquer après le scrutin, sans aspect préventif. »
Un problème qui n'existe pas ?
Mais à quoi bon une nouvelle loi, dont l'efficacité semble douteuse ? « L'impact (des fausses informations) sur des opinions publiques particulièrement perméables aux visions du monde complotistes est alarmant, tout particulièrement auprès de la jeunesse », mais leurs « conséquences sur les résultats des récentes élections n'est pas décisif (…). Même quand la fausseté est prouvée, l'impact argumentatif ne diminue pas, le mal est déjà fait », observent les auteurs d'un avis du comité d'éthique du CNRS en date du 12 avril 2018.
Dans ces conditions, « pourquoi résoudre un problème qui n'existe pas » ? s'étonne l'avocat Dan Shefet, l'auteur repenti d'une précédente proposition de loi anti-fake news. Divina Frau-Meigs, professeur en sciences de l'information et de la communication à la Sorbonne Nouvelle, partage aussi cette analyse. L'expérience montre que les logiques d'influence favorisant les idées d'extrême droite – les migrants, le burkini, etc. – sont mises en œuvre deux ans avant une élection, qu'elle soit américaine, britannique ou allemande, a-t-elle expliqué au micro de France Culture.
Liberté d'expression
Or le projet gouvernemental ne s'attaque aux fake news qu'à l'approche des scrutins. Et pour cause : « Si cette obligation devait s'appliquer en permanence, nous nous exposerions à la censure du Conseil constitutionnel, voire de la Cour de justice de l'Union européenne », a justifié Françoise Nyssen. Entendez, il n'est pas question de porter atteinte de manière « disproportionnée » à la liberté d'expression, au risque de se faire retoquer par les sages. Mais ce n'est pas gagné : « La position des promoteurs du texte est paradoxale : on pourrait très bien considérer au contraire que la période électorale est celle où la liberté d'expression doit être la plus grande, avanceMe Le Gunehec. On ne peut pas bouter les mensonges hors du débat public. Comme tous les textes qui restreignent la liberté d'expression, celui-ci s'expose à un risque de censure du Conseil constitutionnel. »
D'autant qu'un autre danger guette ce pilier de la démocratie : la définition, pourtant déjà débattue et modifiée, de la « fausse information ». Il s'agit de toute « allégation ou imputation d'un fait, inexacte ou trompeuse ». « L'inexactitude se rapporte non pas aux faits ni à la façon dont on les a vérifiés, mais à la manière dont on a les relatés. Et qui seront les auteurs de cette infraction si ce n'est la presse en tant que diffuseur ? Or, chaque journal a sa manière de rendre compte des informations conformément à sa ligne éditoriale… Et comment définir “l'inexactitude” dans un récit ? Ce qui déplaît au pouvoir ? À travers cette définition, on s'en prend au récit et non pas aux faits, et c'est extrêmement gênant », relève Roseline Letteron. De plus, l'appréciation du caractère « trompeur » ou « inexact » d'une allégation n'est pas un cadeau fait aux magistrats. « Cette définition, ajoutée par l'un des rapporteurs, sans doute avec les meilleures intentions, est en réalité très néfaste. Elle ne rend pas la procédure plus viable et elle va venir télescoper et brouiller les notions déjà connues dans le cadre de la loi de 1881. Vouloir définir la fake news est une erreur », assure Me Le Gunehec.
Manichéisme
Plus inquiétant encore, le texte chahute nos principes juridiques. « Fondamentalement, dans notre droit actuel, la question n'est pas de savoir si une information est vraie ou fausse, mais d'abord si elle porte atteinte à la réputation, à l'intimité de la vie privée, à la présomption d'innocence, etc. Ce manichéisme du vrai et du faux paraît évident à première vue, mais en réalité, pour les juristes, il est impraticable », estime Me Le Gunehec. Et cela ne manquera pas, une fois encore, de compliquer la tâche du juge qui ne dispose (que) de 48 heures pour se prononcer sur la véracité ou non de l'information avant de décider de la mesure « proportionnée et nécessaire » à prendre : déréférencement du lien vers l'information, retrait du contenu, fermeture du compte ayant contribué à sa diffusion de ce contenu, blocage d'accès à Internet… « Cette procédure est impraticable ! Elle nécessite un débat sur les imputations litigieuses, difficile à avoir en l'absence de l'auteur des propos, pressent Me Le Gunehec. Le juge ne pourra pas statuer sur la fausseté d'une nouvelle en 48 heures et en l'absence de l'éditeur du contenu (la procédure visera l'hébergeur ou à défaut le fournisseur d'accès), sauf, peut-être, pour des fake absurdes dont la fausseté crève les yeux. Or les fake news telles qu'on les a connues pendant la dernière campagne présidentielle peuvent être assez élaborées. Il faudra que le demandeur apporte d'emblée au juge la preuve que les propos sont faux... et ce n'est pas simple… »
Plus grave, cette procédure pourrait, encore une fois, museler le travail journalistique. « Comment apprécier la sincérité d'un scrutin qui n'a pas eu lieu ? interroge Roseline Letteron. Si l'article L97 du Code sanctionnant les manœuvres frauduleuses ayant détourné les suffrages intervient après l'élection, c'est parce que c'est à ce moment-là que le juge peut véritablement apprécier si l'altération a altéré la sincérité du scrutin. Il y a un critère essentiel qui est l'écart des voix. S'il est modeste, on peut penser qu'il aurait pu changer le sens du scrutin. Imaginez que François Fillon ait utilisé ce texte lors des révélations sur de possibles détournements de fonds publics. Il aurait pu demander au juge des référés d'enjoindre au Canard enchaîné de cesser ses investigations au prétexte qu'elles sont de nature à altérer la sincérité du scrutin ! En clair, ce texte peut être utilisé par des candidats pour bloquer le travail d'investigation », avance la juriste.
Police des médias
Enfin, que penser de l'extension des pouvoirs du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), conçu comme un « acteur essentiel » de l'application de la loi ? Pour museler l'influence d'acteurs étrangers sur le processus électoral, ce gendarme de l'audiovisuel, gardien du « pluralisme politique », pourrait « empêcher, suspendre » ou résilier la convention d'une chaîne de télévision ou de radio « contrôlées par un État étranger » ou « sous son influence » dès lors que les fausses informations visent à « altérer la sincérité du scrutin » ou à « porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ». Dans le collimateur de cette disposition, les fabriques à trolls et certains « médias » russes (notamment la chaîne RT, ex-Russia Today et Sputnik) auxquels L'Élysée reproche d'avoir joué un rôle dans la prétendue « révélation » d'un compte caché d'Emmanuel Macron aux Bahamas pendant la campagne présidentielle de 2017.
« Il s'agit d'une extension très nette des pouvoir du CSA, à la fois sous l'angle du contrôle de la sincérité des scrutins, et sous celui de la surveillance des plateformes en ligne alors qu'historiquement, l'Internet ne relève pas du CSA, commente Me Le Gunehec. C'est un vieux débat et une des grandes ambitions du CSA. À travers la surveillance des plateformes en ligne, la proposition de loi fait un discret et assez malheureux pas dans cette direction. »
D'autant que le texte se prête à des difficultés d'interprétation abyssales : « Un média contrôlé par un État étranger peut être facilement défini, par sa propriété financière. En revanche, on ignore ce que la loi entend par média sous influence d'un État. Par ailleurs, comment sera-t-il possible de démontrer que Russia Today ou Sputnik veut porter atteinte aux intérêts de la nation ? soulève Roseline Letteron. Confier au CSA, autorité indépendante, un tel pouvoir régalien, me paraît aller au-delà des limites du raisonnable… » Le député Nouvelle Gauche Hervé Saulignac s'en était d'ailleurs indigné lors des débats parlementaires : « Lorsque le pouvoir flirte avec l'idée de réguler un contre-pouvoir, c'est l'un des principaux piliers de notre démocratie qui est potentiellement menacé dans sa liberté. De la fausse information au délit d'opinion, il n'y a qu'un pas. Du pouvoir de police confié au CSA à l'instauration d'une police des médias, il n'y a également qu'un pas. »
Mais il n'est pas certain que cette disposition passe l'étape du Conseil constitutionnel suppose Roseline Letteron : « Plusieurs conventions internationales précisent que la liberté d'expression s'exerce sans considération de frontière, et le traité est supérieur à la loi dans notre système juridique. »